Nous vous en avions déjà parlé (voir article antérieur), mais en 2016 encore, les discussions autour des nuisances nocturnes ont ramené à la surface le serpent de mer de « la règle de l’antériorité ». Une telle règle est appelée de leurs vœux par certains afin, grosso modo, d’empêcher les riverains de se plaindre des nuisances pour peu qu’ils se soient installés après l’établissement causant ces nuisances. RVP a décidé d’enquêter pour savoir s’il y aurait matière à s’inquiéter.
Un élu de la Ville de Paris a d’abord été questionné (par bienveillance, on ne dira pas lequel) :
- RVP : la Ville de Paris défend-elle la création d’une « règle de l’antériorité » ?
- L’élu : Ce sont les commerçants qui la réclament parce que cela leur permettrait de mieux développer leurs activités, sans être exposés aux plaintes des riverains. Donc, la Ville ne s’oppose pas. Mais de toutes façons, ce n’est pas elle qui décide, il faudrait une loi.
- RVP : En fait, on n’a jamais très bien compris comment fonctionnerait précisément la « règle de l’antériorité ». Pourriez-vous nous expliquer clairement ?
- L’élu : Je vous ai dit que ce n’est pas la Ville qui décide, elle ne s’oppose pas pour la raison que je viens de vous dire. Maintenant, si vous voulez savoir en quoi ça consiste, allez voir les commerçants.
Un commerçant bien en vue dans le milieu est donc ensuite questionné (par bienveillance, on ne dira pas lequel ; on indiquera simplement – c’est essentiel – qu’il n’est pas représentatif de tous les commerçants ; il l’est seulement de cette minorité qui fait fi de toutes les règles sociales pour augmenter les profits retirés du commerce, en prétextant exercer une activité culturelle. On nommera donc notre interlocuteur Bad commerçant) :
- RVP : Pourriez-vous nous expliquer précisément comment fonctionnerait « la règle de l’antériorité » ?
- Bad commerçant : C’est tout de même simple : quand un bar est installé avant un riverain, ce riverain n’a pas le droit de se plaindre s’il y a des nuisances. Normal, il n’avait qu’à faire attention à savoir où il achetait ou louait. S’il est assez stupide pour venir habiter là où il y a des bars, tant pis pour lui.
- RVP : Ah… Mais alors, les voisins qui se sont installés avant le bar, eux, ils peuvent toujours se plaindre des nuisances ? Dès lors, à quoi pourrait bien servir la « règle de l’antériorité », puisqu’il suffirait d’un riverain ayant habité avant lui pour que le bar soit exposé à des plaintes. Sans compter qu’on vous voit mal expliquer à Bar 2 qu’il ne peut pas faire ce que Bar 1 peut faire parce que lui, Bar 2, a ouvert après Bar 1 et l’installation des voisins qui se plaignent.
- Bad commerçant : Je vous vois venir avec vos gros sabots… Vous voudriez sans doute vous attaquer à la sainte Liberté Du Commerce ! Honte sur vous ! Vous devriez savoir qu’il y a des sujets tabous, et dangereux pour celles et ceux qui voudraient les transgresser… Certes, l’antériorité ne produira pas ses effets tout de suite, on n’a pas fait Paris en un jour, non ? Mais ça devrait aller vite : ça se saura, les gens feront plus attention à là où ils viennent habiter ; ceux qui viendront là où les bars et autres sont agissent comme les maîtres des nuits de leur quartier seront contents de partager les bruits de la rue H24. Et ça fera boule de neige, les autres, ils finiront bien par déménager à force d’être isolés. Les rapports entre nous, on gère, personne n’a à s’en mêler. L’important c’est que Bar 1 donne la tonalité au quartier.
- RVP : Donc, si je vous suis bien, la « règle de l’antériorité » a pour objectif de concentrer dans un quartier une population qui ne veut (ou ne peut…) pas se plaindre des nuisances. Et donc, grâce à ça, les bars et autres établissements n’auront plus à s’encombrer de respecter les règles qui visent à contenir le bruit : fini de s’astreindre à des limiteurs de bruit pour la musique amplifiée, la musique pourra sortir dans la rue à plein régime ; aucun risque de se voir supprimer une autorisation de terrasse pour n’avoir pas exploité dans une tranquillité suffisante. Aucun risque d’une action en responsabilité ou civile ou pénale. Soyons honnêtes, c’est donc la création de zones de non droit que vous visez.
- Bad commerçant : Mais non, c’est juste des quartiers où on vivra vraiment dans la convivialité, le partage, à l’abri des grincheux. On sort du cadre riquiqui de la loi pour libéraliser la vie.
- RVP : Ah… libéraliser la vie ou le tiroir caisse des commerces ? Les affaires des propriétaires voisins, puisqu’on parle argent, vous en pensez quoi ? Vous n’imaginez quand même pas qu’ils pourront, sur le moyen ou long terme, vendre ou louer des appartements envahis par les nuisances nocturnes à un prix normal ?
- Bad commerçant : Ça, ce n’est pas notre problème. Le principe de la convivialité et du partage, c’est juste avec nos clients. Ils n’ont qu’à devenir clients les voisins.
- RVP : Ouch… et le social tout de même, la santé, ça vous ne pouvez tout de même pas y être indifférent. C’est prouvé scientifiquement : les dégâts sur la santé existent quand le sommeil est perturbé, même pour ceux qui ne se plaignent pas du bruit. Donc, vous exposeriez ceux qui viendront habiter à des conditions d’habitat dangereuses. Quant à ceux qui sont suffisamment informés sur les risques, vous les exposeriez à déménager. Bref, sous couverts de « règle de l’antériorité », c’est la loi du « pousse toi de là que je m’y mette » qui s’imposerait. Avec pour résultat un quartier mono-activité et mono-genre d’habitants, alors que toutes les études sérieuses montrent que le tissu social s’enrichit de la mixité. Ça ne vous dérange pas ? Vous ne trouveriez pas plus normal que les commerces s’installent dans des lieux adaptés à leur activité et attirent leur clientèle à l’intérieur, par des aménagements attractifs ?
- Bad commerçant : Vous pouvez toujours ergoter avec vos valeurs sociales, de toutes façons, la règle, elle existe déjà pour les industries et autres. Si vous voulez vraiment tout savoir, c’est dans l’article L. 112-16 du code de la construction et de l’habitation. Regardez : « Les dommages causés aux occupants d’un bâtiment par des nuisances dues à des activités agricoles, industrielles, artisanales, commerciales ou aéronautiques, n’entraînent pas droit à réparation lorsque le permis de construire afférent au bâtiment exposé à ces nuisances a été demandé ou l’acte authentique constatant l’aliénation ou la prise de bail établi postérieurement à l’existence des activités les occasionnant dès lors que ces activités s’exercent en conformité avec les dispositions législatives ou réglementaires en vigueur et qu’elles se sont poursuivies dans les mêmes conditions. »
- RVP : Alors là, vous n’y êtes pas du tout ! L’article que vous citez est loin de produire les conséquences que vous venez de décrire. 1/ La règle de l’antériorité de cet article ne protège absolument pas les professionnels qui violent les règlementations applicables à leurs activités. Donc, longue vie aux études d’impacts, limiteurs de bruit et autres dispositions du code de la Santé publique qui protègent le voisinage des établissements. 2/ Seules les nuisances existant déjà au moment de l’installation du riverain qui se plaint sont protégées contres les plaintes. C’est le Conseil constitutionnel lui-même qui l’a dit dans une décision du 8 avril 2011 : « Cette disposition empêche les riverains de demander réparation des troubles de voisinage que leur causent les activités visées dès lors que celles-ci existaient avant leur installation et qu’elles s’exercent en conformité avec les lois ». (voir la décision du Conseil Constitutionnel)
Le dialogue s’est arrêté là, Bad commerçant ayant tourné les talons, en marmonnant qu’il y avait bien eu une députée, Mme Mazetier, pour proposer quelque chose qui ressemblait à la « règle de l’antériorité ». Point sur lequel il n’avait pas complètement tort. Mais il oubliait que la tentative de proposition de loi avait avorté (notre analyse).
En conclusion de cette enquête, nous pouvons rassurer tout le monde : la « règle de l’antériorité » des établissements causant des nuisances nocturnes n’aura pas lieu. Elle ne serait pas constitutionnelle. Tout élu qui se compromettrait à la soutenir, voire qui ne la condamnerait pas manquerait au plus élémentaire de ses devoirs.
* Avertissement : les interviews du présent article sont « (presque) imaginaires ».