SURTOURISME ALSACIEN

Chapitre 2 - 10 décembre 2022

Cohue sans précédent à Riquewihr

Le groupe que je dois guider durant toute une journée est composé d’une trentaine de personnes, dont la plupart des âges se situent entre 25 et 40 ans, venant des six coins de l’hexagone. Elles ne se connaissent pas entre elles, mais leur point commun est la société Manpower qui les emploie. Ce profil de groupe ne me dit rien qui vaille. Manpower-France est la troisième plus importante entreprise de recrutement du monde, après Adecco (Suisse) et Randstad (Pays-Bas). Des marchands de main d’œuvre : tout sauf des philanthropes. 

Comme c’est souvent le cas, le programme qu’on leur a concocté relève de l’inconscience. Pour ce qui me regarde, je dois me rendre en train de Sélestat à Strasbourg, où mes « clients » sont logés dans un « Appart-City » proche de la gare. Puis monter avec eux dans un bus qui stationne à deux cents mètres. Avant de partir pour Colmar, notre destination matinale, le chauffeur doit compter ses passagers : il en manque 6, un couple et un autre couple avec deux enfants dont un bébé qu’il faudra balader dans une poussette. 

Je retourne à l’« Appart-City ». La jeune femme de l’accueil ne peut pas me dire où sont les deux appartements occupés par les personnes manquantes : on ne lui a communiqué que le nombre total de personnes dont les couchages ont été réservés, pas la répartition ! Il faut donc attendre. 

Au bout de cinq minutes arrive un couple, qui s’étonne de mon étonnement : sur un papier qu’on me montre, le départ du bus était prévu à 8 h 45 et il n’est alors que 8 h 30. Erreur commise par l’organisation Manpower. Idem pour le couple sans enfant. Résultat, le bus part à 8 h 40, au lieu de 8 h 15, comme c’était écrit sur les « feuilles de route » de tous les autres passagers.

L’arrivée à Colmar me laisse augurer le pire : le parking pour bus est totalement saturé et les emplacements de dépose rapide aussi. Le chauffeur décide de faire un premier tour de quartier en espérant revenir pile au bon moment, celui où se libère une place. La chance nous sourit au terme du deuxième tour, mais il est maintenant 9 h 45 et nous avons à effectuer une visite de Colmar, ville de 70 000 habitants, dont le centre historique est assez étendu. Le temps d’amener mon public jusqu’aux premières curiosités, il est dix heures. Nous voilà subitement plongés dans un bain de foule follement cosmopolite, alors que nous sommes loin de l’heure de grande affluence. 

Après un premier quart d’heure de guidage, durant lequel, malgré les contrariétés, j’ai le sentiment d’avoir conquis mon auditoire, voici que s’approche de moi la jeune femme qui pilote une poussette, avec à ses côtés son mari donnant la main à un garçonnet de quatre ou cinq ans. Elle me déclare assez sèchement vouloir quitter le groupe et me demande l’heure du départ du bus. Je la renseigne et pour toute réponse j’obtiens, non pas un remerciement, mais quelque chose qui sonne comme un reproche : « Il y a trop de monde, c’est trop difficile avec une poussette ». Je suis alors sur le point de la trouver vraiment pénible, mais je ne dois pas me laisser déstabiliser…

A mesure que j’avance vers le cœur de ville, la foule s’épaissit redoutablement. Je me retourne sans arrêt et m’arrête toutes les trente secondes pour éviter la dispersion dans mon dos. On commence à me demander des toilettes. J’avais pris pour ma part la précaution de me soulager juste avant le départ de la visite. Colmar est une des villes les moins équipées d’Alsace dans ce domaine pourtant capital. Mais le problème est partout le même : on a supprimé des toilettes collectives installées dans des bâtiments publics. On a remplacé le confort gratuit, par des sanisettes à la con, payantes, pas du tout adaptées à la fréquentation et constamment « hors service » !

Au bout d’une heure de piétinement, je rassemble mes gens et je leur indique deux possibilités de soulagement. Tout près se trouvent des toilettes publiques, terriblement archaïques, serrées dans un sous-sol aux remugles émétiques, avec deux files d’attente, l’une assez brève pour les messieurs, une autre, honteusement démesurée, pour les dames ! Il reste beaucoup à faire en matière d’égalité hommes/femmes ! Plus loin, au prix d’un acrobatique slalom à travers des épaisseurs humaines, se situent d’autres toilettes, mais automatisées, au prix de 1 euro le pipi (on n’indique rien pour ce qui est de la « grosse commission »), avec là encore deux files inégales, une devant chaque « cabine » …

Nous sommes attendus pour le déjeuner à Riquewihr. On m’a indiqué 13 h 15. Malgré tout ce qui précède, je ne prévois qu’un retard modéré. Le cauchemar éveillé commence à environ trois kilomètres du but. Submergée depuis des années, cette cité de surtourisme majeur s’est inventé des parkings viticoles, éparpillés parmi les grands crus, sur les bordures de plusieurs chemins desservant des parcelles aux cépages nobles. Voici que soudain le bus est pris dans un formidable bouchon. On avance de vingt mètres toutes les deux minutes. Je commence à paniquer lorsqu’une sorte d’éclaircie nous permet d’effectuer presque deux cent mètres au pas, avant un nouvel arrêt complet. Nous sommes alors à environ 300 m du sas de dépose. Je m’empare du micro et j’invite tout le monde à descendre, car nous gagnerons du temps en parcourant à pied ce qu’il nous reste de distance.

En sinuant à travers les verticalités humanoïdes, j’amène ma « cargaison » jusque sur le seuil du restaurant, j’entre et c’est pour m’entendre dire, sans la moindre précaution, que « non monsieur, vous êtes attendus pour 14 h 15, pas 13 h 15 » ! Encore une erreur de Manpower ! Je sors annoncer cette nouvelle punition, pour leur donner rendez-vous dans une heure et leur conseiller de ne pas s’éloigner trop. 

C’est alors que la dame à la poussette lévite à la manière d’un derviche tourneur pour me reprocher vertement, en sol majeur, d’avoir marché trop vite, que ce n’est pas normal, et patati et patata. Pour la première fois de ma carrière, je perds mon sang-froid et je hausse le ton comme jamais (je gueule, en somme !) pour lui faire observer que personne ne peut marcher vite à Riquewihr, que d’ailleurs personne ne marche plus, que tout le monde piétine. J’ajoute, après une pause pour savourer la stupeur du public, que je ne suis pas rémunéré pour rassembler un troupeau, qu’à travers la foule je ne pouvais pas voir qui suivait et qui ne suivait pas, qu’il devrait y avoir quelqu’un dans le bus pour faire ce travail ! 

Et je termine en rappelant que la profession d’accompagnateur existe et que si Manpower a jugé pouvoir s’en passer, c’est à lui qu’il faut adresser ce type de reproche injustifié ! Je constate alors qu’une forte majorité me soutient, mais décide néanmoins de ne pas rester avec eux pour le repas, prétextant un impérieux besoin de retrouver mon calme ailleurs…

La journée s’achèvera par les applaudissements nourris qu’on m’adresse dans le car qui me ramène à proximité de mon domicile de Sélestat, avant que ne retournent vers Strasbourg des touristes qui n’auront pas vu grand-chose des beautés historiques de Colmar et Riquewihr, des gens probablement frustrés, qui n’auront guère pu s’approcher des cabanes « noëlliques », décorées de verdures diverses, où l’on ne vend pas que du « made in China », mais aussi, ici ou là, je vous assure que si, parmi les saucissons secs élaborés à partir de porcs polonais, des produits « authentiquement » alsaciens, genre kouglofs industriels ou boules de Noël fabriqués en Lorraine.

 Le surtourisme est, décidément, l’un des marqueurs les plus puissants de l’emballement d’un système économique ayant atteint ses funestes limites.

Daniel EHRET 

Ecrivain, ancien président du Centre Antibruit d’Alsace

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