SURTOURISME ALSACIEN

Chapitre 3 - 24 décembre 2022

Noël à Colmar, solidarité en déroute

Il s’agit cette fois d’une seule destination et ce sont à nouveau des croisiéristes. Ils arrivent en bus jusqu’à Colmar, où je dois les accueillir sur le parking dédié aux transports collectifs. Malgré la date du 24 décembre, veille de Noël, que je prévoyais plus paisible que tout ce qui avait précédé, je fais une fois encore le constat d’un parking bondé et d’une zone de dépose elle aussi saturée. Mais le bus que j’attends est déjà là ! Un autocar qui arrive avant l’heure, cela tient du miracle. Et il y a même une accompagnatrice là-dedans ! Alléluia ! Elle ne me tombe pas dans les bras, n’exagérons rien, mais elle me semble a priori plutôt sympathique. Jusqu’au moment où, après l’avoir entendu sommer les excursionnistes, d’une voix assez désagréable, de descendre au plus vite, parce qu’un autre bus aimerait déposer à son tour son monde, elle se rue sur moi pour m’accrocher autour du cou un bidule électronique dans lequel je vais devoir causer. 

La visite commence, en l’absence de l’accompagnatrice, restée dans le bus avec le chauffeur. Que vont-ils donc pouvoir faire durant les deux ou trois heures que va durer la visite guidée de Colmar ? Est-elle, cette jeune femme gueularde, rémunérée pour « accompagner » les clients ou pour tenir compagnie au chauffeur ?...

Je me disais qu’un 24 décembre, quelques heures avant le réveillon, on n’allait pas rencontrer la foule des mauvais jours : je me trompais lourdement ! Au début du parcours, tout reste supportable. Mais la densification ne se fait pas attendre. Parvenus dans les parages de la collégiale Saint-Martin, magnifique monument gothique du cœur de la ville, nous n’y échappons plus, à cette cohue protéiforme, moutonnière et cosmopolite. Je me dis alors que je n’aimerais pas revivre un enfer comparable à ce que mes lecteurs assidus auront appris en parcourant les deux premiers chapitres de ce reportage.

Je décide de rassembler le groupe qui a d’autant plus tendance à ne pas garder le contact avec moi que, à cause de ces fichus audiophones qu’on veut imposer partout, ils peuvent sans me voir capter mes commentaires à plusieurs dizaines de mètres de distance. Je leur pose alors, à voix nue, la question de l’utilité de cette sonorisation. J’ai appris à bien placer ma voix et je sais me faire comprendre : ils m’ovationnent et acquiescent à ma proposition, tout en ôtant les écouteurs qui les apparentent à des extra-terrestres en goguette. 

Au bout d’une heure et demie de piétinements et de bousculades, c’est à nouveau le temps des vessies pleines ! Allez donc trouver à Colmar de quoi soulager trente personnes quand devant les rares lieux censés abriter ces besoins s’étirent des files d’attente à peu près surréalistes ! La visite guidée ne peut pas continuer. Il faut attendre la fin de tous ces soulagements. Une demi-heure va ainsi être sacrifiée. Je n’en peux plus de toute cette édilitaire incurie et je le fais savoir à très haute voix. Tant pis si mes récriminations éclaboussent les oreilles d’un élu de la majorité municipale. Je ne dois rien à Colmar, mais Colmar devrait m’être reconnaissante, depuis le temps que je célèbre ses beautés !

Nous sommes sur le retour vers le bus, non loin de la place où se situe le fameux musée Unterlinden, qui possède une des œuvres les plus saisissantes de l’histoire de la peinture, le très célèbre « retable d’Issenheim », quand on m’avertit qu’à l’arrière du groupe un monsieur très âgé n’arrive plus à marcher. Sa femme m’informe qu’il est diabétique et que son extrême fatigue (il a 87 ans) semble correspondre à une crise d’hypoglycémie sévère. 

Je vois un restaurant qui va fermer (il est 17 h et, comme presque tous les autres, il ne sera pas ouvert au moment du réveillon). Je demande du sucre salvateur. On me dépanne. Le monsieur, lui, après avoir avalé ce qui va pouvoir le soulager, insiste pour que l’on n’appelle pas les secours. Son épouse, désemparée, lui donne raison. Quelques minutes plus tard, alors que le groupe a repris sa marche, diminué d’un bon tiers de personnes ayant décidé de revenir au car sans plus attendre (on n’y peut rien si le vieux ne peut plus suivre !), la personne diabétique s’écroule au milieu de la foule. On le remet d’aplomb, on l’assoit sur un banc public. Il ne veut toujours pas du Samu…

J’aperçois alors deux policiers et leur demande si l’on peut faire venir un taxi, parce que l’homme âgé n’est plus en mesure de marcher. Réponse : un taxi ne viendra pas à travers une foule pareille, par contre les pompiers peuvent accéder à un endroit où l’on pourrait embarquer le malade… 

C’est alors que m’appelle sur mon portable l’accompagnatrice. Son ton est celui de la réprimande. Elle me chapitre, me donne l’ordre de ramener au plus vite le groupe, parce que « ces gens sont attendus sur leur bateau de croisière » pour le repas de Noël. Je prends alors conscience qu’elle pourrait être ma petite-fille et moi son papy, nom de Dieu ! Je lui réponds durement qu’il y a dans ce groupe une personne en grand danger et que les pompiers vont arriver. « Oui mais les autres, vous pouvez les ramener, non ? C’est à vous de le faire ! » Que répondre à une telle imbécillité ? Je me borne à lui faire remarquer que c’est elle l’accompagnatrice et que, pour ce qui me concerne, j’ai dépassé d’une demi-heure la durée de mon travail de guide, mais que mon sens de la solidarité me fait obligation d’attendre l’arrivée des pompiers…

Le groupe fait bloc autour de moi. Nombreux sont ceux qui me disent leur soutien. Revenu enfin au bus, je prends congé de mes auditeurs qui me remercient et m’applaudissent. L’accompagnatrice se tait. Je n’ai jamais su comment le monsieur diabétique et son épouse ont bien pu rejoindre, un 24 décembre au soir, leurs compagnons de route, après être passés par les urgences probablement submergées d’un hôpital colmarien.

Le surtourisme, c’est aussi une énorme menace pour la cohésion socialepour la dignité humaine et pour la solidarité.

Daniel EHRET,

Ecrivain, ancien président du Centre Antibruit d’Alsace

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